Chronique de Pascal Greboval

Les gilets jaunes dans la poche des écolos ?

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Tout est potentiellement source de tensions, de confrontations. Tous les jours, nous y sommes confrontés : « On fête Noël chez mes parents ? Non, chez les miens ». Parfois avec soi-même : « Je reprendrais bien un peu de chantilly sur ma tarte, mais je vais grossir. » Et les tensions croissent avec l’importance des enjeux. L’opposition actuelle entre les défenseurs de l’environnement et les gilets jaunes en est le reflet. Je sais, le sujet est sensible et les nerfs à vif de chaque côté. Néanmoins, je suis un peu surpris de la véhémence des propos que je peux lire ou entendre à l’endroit des gilets jaunes. Certes, je pense que l’usage du pétrole détruit la planète. Et à l’examen des faits, certains arguments des gilets jaunes ne tiennent pas la route. Le pétrole, outre que c’est moche et ça pollue, ça tue aussi des gens : 48 000 morts liées à la pollution de l’air par les particules fines chaque année en France. On pourrait donc conclure : « Faut arrêter d’exploiter le pétrole, vous êtes des inconscients. » Même l’argument économique est contestable : à monnaie constante, l’essence est moins chère qu’il y a quarante ans. En 1973, avec une heure de SMIC, on pouvait en acheter trois litres, contre six aujourd’hui.

Ce serait oublier l’apport d’Edgar Morin, figure tutélaire du mouvement alternatif, qui nous alerte depuis des années : « Nous sommes encore aveugles au problème de la complexité 1. » À lire certains, je me demande de quel côté in fine se situent l’outrance, la simplification ?

Car franchement, est-ce uniquement la responsabilité des personnes qui utilisent leur voiture de gaspiller l’or noir ? Oui, chacun peut faire sa part, et prendre le vélo pour aller chercher son pain. Par exemple. Mais stigmatiser, vilipender à ce point les gilets jaunes « d’un seul tenant », comme s’ils étaient les mêmes parce qu’ils sont semblables, c’est exonérer à bon compte les vrais responsables et participer à la stratégie du pourtant célèbre « diviser pour mieux régner ». Est-ce bien raisonnable ?

l’État montre le mauvais exemple

Depuis cinquante ans, on nous vend le récit de la voiture symbole de la liberté. Avec des politiques qui favorisent ce paradigme. Depuis 1970, l’État encourage l’accès à la propriété en zone périurbaine à des foyers qui n’ont pas accès aux logements des centres-villes au grand bénéfice… des établissements bancaires prêteurs. Depuis une vingtaine d’années, les communautés de communes facilitent fiscalement l’implantation des entreprises dans des zones d’attractivité, en périphérie, sans mettre en regard l’équivalent en investissement dans les transports en commun. Même l’État montre le mauvais exemple. À Belfort, l’hôpital qui était en centre-ville, accessible en transports, a été délocalisé en périphérie avec nettement moins de facilités. Dans certains foyers, les dépenses d’énergie liées au transport représentent plus de 10 % du budget. Pour résumer, l’État développe l’étalement urbain, et taxe ceux qui le subissent. Une injonction contradictoire par excellence. Voilà l’autre aspect négligé par les détracteurs des gilets jaunes : les affects ! Spinoza pourtant nous avertit : nous sommes des êtres mus par les passions. En dépit des faits, du moment de notre histoire commune, cette augmentation du prix du pétrole provoque un ressenti qui déstabilise les besoins de chacun, schématisés par Maslow et sa pyramide : comment satisfaire son besoin de sécurité alors qu’il devient difficile de payer l’essence pour aller travailler ? Comment satisfaire mon besoin d’appartenance alors que je paie une taxe pour me tuer au labeur, pendant que les classes favorisées peuvent partir en week-end à l’autre bout du monde en avion grâce au kérosène non taxé ? C’est parce que jusqu’à présent les effets du réchauffement n’étaient pas perceptibles que la mobilisation, la conscientisation ne prenaient pas. Ici, c’est l’inverse !

Alors, tels des judokas, servons-nous de cette énergie. Ne luttons pas contre. Regardons, étudions ce qui fonctionne dans cette mobilisation pour le modéliser pour la défense de la planète. Car les chiffres parlent en faveur des gilets jaunes. 70 % des Français seraient favorables à ce mouvement ! Combien de Français marchaient dans la rue lors des appels pour le climat ? On pourrait m’opposer que le nombre n’est pas la vérité, et reprendre les mots de Céline : « Seraient-ils 995 même et moi tout seul, c’est eux qui ont tort et c’est moi qui ai raison car je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir 2. » C’est vrai ! Mais nombreux sont ceux qui appellent de leurs vœux à la création d’un lobby citoyen. Et présentement se crée sous nos yeux un mouvement citoyen. Étudions, reproduisons ! Stratégiquement, il y a peut-être des leviers à utiliser ! Et pourquoi ne pas coopérer ? Exemple : nous qui luttons contre le réchauffement climatique sommes assez partisans du principe pollueur payeur. Eh bien ! invitons ou rejoignons ces gilets jaunes pour bloquer les ports (le fret maritime est le plus gros pollueur de la planète en toute impunité, les dix mille plus gros cargos en service polluant autant que tout le parc mondial automobile), les aéroports et les entreprises de l’industrie agroalimentaire pour qu’une taxe sur les pesticides soit mise en place. Pourquoi taxer les individus en premier ? L’écologie punitive n’a jamais fonctionné !

Demain, des ponts à construire

Enfin, dernier point, dans l’écosystème des « écolos » (pour faire vite et un peu caricatural), il est de bon ton de pratiquer la bienveillance, la communication non violente (CNV), etc. Et soudainement, parce que d’autres ne partagent pas le même point de vue, on devient outrancier, voire même agressif. Je ne suis pas certain que ce soit la bonne méthode. Demain, quand nous devrons coopérer pour sauver les écosystèmes, quelles seront les réactions des gilets jaunes montrés du doigt aujourd’hui ? Comment atteindre une masse critique pour faire basculer la société vers un autre modèle alors que 70 % ne se sent pas écouté ? L’histoire a montré que l’humiliation n’est pas source de paix. S’inscrire dans une démarche « postcollapsologie », c’est aussi créer du lien, des territoires de résilience, des oasis de vie. Il n’est pas nécessaire de défiler avec eux. Mais désaccord n’est pas synonyme de stigmatisation ! Tentons d’apprendre à accueillir la différence. Écoutons Satish Kumar, autre figure emblématique et contestataire s’il en est, dans son appel à la révolution écologique, spirituelle et sociale : « Il n’y a pas d’ennemi, nous avons trop souffert de la dualité 3. » Avoir des idéaux, c’est quand même plus facile quand on n’a pas de problème de frigo. Ne créons pas une autre frontière. Tissons des ponts. Des ponts pour les vélos !

1 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Seuil, Points, 2014.

2 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Folio, 1972.

3 Satish Kumar, Pour une écologie spirituelle. La Terre, l’Âme, la Société, une nouvelle trinité pour notre temps, Belfond, 2018.

Le 16 novembre 2018
© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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