Le sonneur à ventre jaune mérite l’attention



Cet article a été initialement publié par Reporterre

Son dos brunâtre et verruqueux, assorti aux flaques boueuses où il se prélasse, n’inspire guère l’enthousiasme. Qu’on ne s’y trompe pas : le sonneur à ventre jaune est un des animaux vulnérables les plus protégés de France. Dans une hêtraie de Seine-et-Marne, le naturaliste Pierre Rivallin est venu compter ces drôles de petits crapauds.

 

La piste s’enfonce entre les hêtres, au cœur d’un massif forestier de la communauté de communes du pays de l’Ourcq [1], dans le nord-est de la Seine-et-Marne. En cette belle matinée de juillet, on entend seulement le bruit de succion de nos semelles qui se décollent péniblement de l’argile boueuse mêlée de feuilles mortes. Mais si Pierre Rivallin, 30 ans, chargé d’étude en biodiversité et membre de la Société herpétologique de France, a les yeux rivés au sol, ce n’est pas pour éviter les trous d’eau ou les racines traîtresses. Il guette la vedette du lieu : le sonneur à ventre jaune (Bombina variegata). Accompagné d’Alix, de la direction départementale des territoires (DDT), et d’Anne, animatrice du site Natura 2000, il réalise un inventaire de ces petits crapauds protégés aux niveaux français et européen.

« En voilà un ! » Un batracien plonge d’un tas de glaise. Le naturaliste l’attrape délicatement. À première vue, l’animal n’a rien de très attirant : quatre, cinq centimètres de long tout au plus, des yeux proéminents et un museau arrondi, un dos brunâtre et verruqueux « pour se camoufler dans les flaques de boue », explique Pierre Rivallin. Mais, sous cet aspect un peu terne, le sonneur dissimule une étrange coquetterie : une gorge, un ventre et des cuisses lisses et brillantes, d’un beau jaune orangé, ornés de motifs noirs.

 

D’après la littérature naturaliste, ce petit crapaud était assez commun autour de Montereau et Fontainebleau, en Seine-et-Marne. Mais il a peu à peu disparu d’Île-de-France, jusqu’à ce qu’une nouvelle population soit découverte sur ce site du pays de l’Ourcq, en 2003. Cela a justifié la classification de tout le secteur en zone Natura 2000, au titre de la directive habitats/faune/flore de l’Union européenne. D’autres espèces protégées ont également trouvé refuge dans la hêtraie : un coléoptère – le lucane cerf-volant – et deux espèces de chauves-souris – le grand rhinolophe et le grand murin.

« Une butte assez haute, composée de couches géologiques bien particulières »

Quant au sonneur, une autre population a été repérée dans la vallée du Petit-Morin, une vingtaine de kilomètres plus au sud. « Dans les deux cas, c’est la même physionomie de terrain, observe Pierre Rivallin. Une butte assez haute, composée de couches géologiques bien particulières : un substrat argileux ou du gypse qui forment une dalle imperméable. » Dès qu’il pleut, l’eau stagne dans les terrains défoncés par les passages d’engins et les sangliers, et offre des abris de rêve aux amphibiens. « C’est une espèce pionnière, précise le naturaliste. Ce qu’elle préfère, ce sont les mares et les flaques sans végétation, sans vase, piétinées et remodelées régulièrement. »

Justement, ils sont nombreux ce matin-là à se prélasser dans les ornières inondées, guettant les larves d’insectes, les moustiques et les vers de terre. « Tiens, encore un adulte… On en est à quatorze. Celui-ci, c’est un jeune de l’année. Ouh, un petit kamikaze ! » En effet, un batracien encore plus minuscule que les autres bondit comme un ressort avant de se mettre en posture défensive, arc-bouté sur le dos avec les membres le long du corps et le bidon en l’air. « On voit qu’il vient de se métamorphoser, car les taches de son ventre ne sont pas encore bien formées », remarque le naturaliste. Dans la flaque d’à côté se tortillent quelques têtards. « Peut-être des futurs sonneurs. »

 

La hêtraie du pays de l’Ourcq, où vit la plus grande population de sonneurs d’Île-de-France.

La saison des amours s’étend entre mai et juin, « bien plus tard que d’autres espèces comme la grenouille rousse, qui peuvent commencer à s’accoupler dès décembre ou janvier », explique Pierre Rivallin. Cette période se repère au chant du mâle, un faible « hou, hou, hou » régulier. La reproduction, dans ce milieu précaire, est complexe : les sonneurs ont besoin de chaleur pour sortir de leur torpeur hivernale, mais un soleil trop cuisant risque d’assécher l’eau de l’ornière, indispensable au développement des têtards. L’espèce a développé une stratégie précise : « Dès qu’il pleut, la femelle s’accouple avec un mâle. Ensuite, elle fractionne : au lieu de pondre 3 000, 5 000 œufs comme une grenouille, elle n’en pond que quelques centaines, à différents endroits. » Les longs cordons d’œufs, accrochés à une racine, une branche ou une plante aquatique, éclosent rapidement et libèrent les têtards, qui mettent un à trois mois à se métamorphoser.

« Masser la femelle sous les aisselles pour qu’elle expulse les œufs »

En octobre, après quelques semaines à explorer les trous d’eau alentour, le petit crapaud commencera sa première hibernation, blotti dans un microterrier de mammifère, une fissure de roche ou un tas de bois, si possible à l’abri du gel. Il ne sortira de sa cachette qu’au mois d’avril et devra encore attendre deux ou trois ans avant d’atteindre sa maturité sexuelle. S’il ne se fait pas croquer avant par un prédateur — héron, serpent, rapace, poisson ou même mammifère comme le blaireau et le putois.

C’est pour suivre cette dynamique de population que Pierre Rivallin se rend trois fois par an sur le site, en mai, juin et juillet. Les deux premiers passages, il ramasse tous les adultes, les mesure, les pèse, vérifie leur sexe et les identifie grâce à leurs taches. Première étape, distinguer s’il s’agit d’un mâle ou d’une femelle. « On ne peut le faire qu’en période de reproduction, précise l’herpétologue en soulevant doucement un petit crapaud. Le mâle arbore des callosités nuptiales, un renforcement de peau au niveau des pouces et des avant-bras. C’est ce qui lui permet d’attraper la femelle sans se faire mal et de la masser sous les aisselles pour qu’elle expulse les œufs, qu’il féconde dans la foulée. »

Pour leur suivi biométrique, les crapauds sont pesés…

Ensuite, il mesure le batracien — une femelle, dans ce cas précis —, le pèse — une dizaine de grammes — et le retourne sur une éponge pour photographier les motifs noirs de son ventre orangé. « La répartition des taches est unique chez chaque individu », précise le naturaliste. Chaque amphibien capturé se voit ainsi attribuer un code correspondant au nombre de taches et à leur forme, par exemple M3S pour un mâle qui présente trois taches séparées et F2L pour une femelle ornée de deux taches reliées. L’objectif est de retrouver rapidement l’animal dans le fichier s’il a déjà été capturé auparavant. Cette opération de reconnaissance individuelle est appelée « suivi par capture, marquage, recapture ». Il a trois fonctions principales : estimer l’âge de l’animal — un sonneur peut vivre une dizaine d’années ; évaluer sa fidélité à un site ; et calculer la taille de la population en fonction du taux de recapture.

… et mesurés.

Quatre-vingt-huit sonneurs et cent-six jeunes plus tard, un quasi record, Pierre Rivallin quitte le bois. Après avoir avalé un sandwich assis à côté d’un vieux lavoir, il s’offre une petite escapade dans une prairie fleurie. La marjolaine sauvage embaume et le filet du naturaliste capture des petites merveilles. « Ça, c’est une grande sauterelle verte. On la distingue du criquet parce que ses antennes sont bien plus longues. » Brenthis daphne (nacré de la ronce), Boloria dia (petite violette), Pyronia tithonus (amaryllis) et Pyrausta purpuralis (pyrale pourprée)… Pierre Rivallin connaît ses papillons sur le bout des doigts, et en latin s’il vous plaît.

« Avoir une vision d’ensemble d’un écosystème et de sa biodiversité »

Cela n’a pas toujours été le cas. « J’ai grandi à la campagne, mais j’étais plutôt pêche et cabanes que bestioles, sourit le trentenaire. Avant 19 ans, je ne savais même pas qu’il y avait des corneilles et des corbeaux ! » Le déclic se produit en BTS gestion-protection de la nature dans la Sarthe, quand il rencontre son camarade Sylvestre, déjà naturaliste aguerri. « Il m’a dit que si je voulais devenir bon, il fallait faire du terrain, du terrain, du terrain. Pendant deux ans, on n’a pas arrêté : les amphibiens la nuit, la botanique entre les cours dans le champ d’à côté… »

Se spécialiser dans le sonneur et les autres batraciens ? Ce n’est pas vraiment l’objectif. « J’adorais les observer, parce qu’on y allait à la lampe, c’était toute une ambiance… Mais le plus intéressant, ce n’est pas d’attraper une bestiole et de mettre un nom dessus. C’est d’avoir une vision d’ensemble d’un écosystème et de sa biodiversité. »

La répartition des taches sur le ventre du crapaud sonneur est unique, comme les rayures du zèbre.

Cette curiosité l’a amené à son métier actuel de gestionnaire de la nature. « Quand on prend une mesure de gestion, on a forcément des effets positifs et négatifs. Tout dépend des objectifs : privilégier une espèce en particulier ou un habitat dans son ensemble. » Ainsi, dans la communauté de communes du pays de l’Ourcq, Pierre Rivallin a pour mission de favoriser le sonneur au ventre jaune. « On va donc couper les joncs, repasser régulièrement avec des machines pour recréer des ornières à nu, bien ensoleillées. Mais en faisant ça, on défavorise d’autres espèces : d’autres amphibiens, des escargots, certains insectes… »

Le dernier coin à sonneurs qu’il visite est une mare bordée d’arbres dans la pâture d’un troupeau de vaches. Quelques crapauds et huit jeunes y ont élu domicile. Pourtant, le site pourrait être encore amélioré, estime le naturaliste. « On pourrait enlever ces arbres, pour retrouver de la lumière et de la chaleur, explique-t-il en pointant un frêne du doigt. Il faudrait aussi faire venir une pelleteuse, qu’elle creuse ici sur un mètre de profondeur. Installer une clôture et laisser une partie de la berge accessible aux bovins, afin qu’ils piétinent la terre. » Mais Pierre Rivallin ne se montre pas toujours aussi interventionniste. « Aujourd’hui, si l’on est obligé de faire de la gestion, c’est parce qu’on a déstructuré les bassins versants, les rivières. Mais même sans l’intervention de l’humain, un écosystème s’équilibre toujours. La nature reprend ses droits, de nouvelles espèces apparaissent… Simplement, ça prend du temps. »

 

Pierre Rivallin.

Conseils pour bien observer les amphibiens (tritons, crapauds, grenouilles, salamandres…)

Plusieurs sonneurs.

Bien choisir le lieu : « Il faut privilégier un milieu aquatique : les mares, sans poisson de préférence, car les poissons sont les plus gros prédateurs des amphibiens et de leurs œufs. »

Calculer la période de l’année et la météo : « La meilleure période d’observation se situe entre janvier et juillet, surtout le mois de mars et la première quinzaine d’avril. Attention, les amphibiens, sauf le sonneur à ventre jaune, sont des animaux presque exclusivement nocturnes ! Leur pic d’activité a lieu entre le coucher du soleil et une heure du matin. Prévoir une lampe ! Côté météo, la comptine “Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille” n’est pas un mythe : l’idéal est de prévoir sa sortie après une journée douce et pluvieuse. »

Attention à la capture : « Je comprends qu’on puisse être curieux, qu’on ait envie de prendre l’animal dans ses mains. Mais il faut se rappeler que tous les amphibiens sont protégés par la loi et que la capture est interdite et soumise à dérogation pour la manipulation d’espèce protégée. Il ne faut surtout pas rapporter les grenouilles chez soi dans un seau ni même les têtards dans un aquarium. En effet, quand on les relâche, les batraciens ont tendance à retourner dans la mare où ils sont nés et risquent de se faire écraser. D’ailleurs, si vous croisez des amphibiens se balader sur une route de nuit, n’hésitez pas à les aider à traverser ! »


[1Dans la mesure où le sonneur à ventre jaune est une espèce protégée, vulnérable et sensible au dérangement, Pierre Rivallin nous a demandé de ne pas préciser le nom de la commune où s’est déroulée cette balade naturaliste.

 

Par Émilie Massemin

 


Cet article a été initialement publié par Reporterre. Le « quotidien de l’écologie » veut proposer des informations claires et pertinentes sur l’écologie dans toutes ses dimensions, ainsi qu’un espace de tribunes pour réfléchir et débattre.

Le 14 mars 2017
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