Sagesses

Étienne Klein - Qu’est-ce qui fait
que le temps passe ?



La quantique a facilité l’émergence d’outils qui bousculent notre rapport au temps, comme les smartphones, les GPS. Mais qu’est-ce que le temps ? D’où vient-il ? Où va-t-il ? Qu’est-ce qui fait que le temps passe ? Est-il physique, philosophique ? Étienne Klein nous éclaire.

 

Comment définissez-vous le temps ?

On ne peut pas le définir ! Le temps est un concept que l’on définit à partir de caractéristiques qu’on suppose qu’il a. Par exemple, on va dire que le temps, c’est « ce qui passe », donc l’idée de passage serait une façon de saisir le temps. Mais on voit bien que dans ces tentatives-là, on ne saisit jamais le temps lui-même. On le métaphorise à partir d’images qui lui sont liées, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que le définir. Ça pose aussi la question de savoir qui a autorité pour parler du temps. Les historiens, les psychologues, les philosophes qui ont fabriqué des systèmes ? Ou bien les physiciens qui, depuis Newton, ont mathématisé le temps ? Ils en ont fait une variable t qui est présente dans les équations. Avec cette introduction, la physique a acquis un pouvoir. La découverte du boson de Higgs en 2012, après quarante-huit ans de recherche, dit également, indirectement, des choses sur le temps.

C’est-à-dire ?

Disons que le boson de Higgs, c’est une particule associée à un champ quantique qui s’est installé dans l’univers primordial. Et à partir du moment où ce champ a été installé dans l’espace, les particules, qui étaient jusque-là sans masse, ont acquis une masse. Ce qu’on appelle un temps propre a pu s’enclencher. En relativité, pour qu’une particule ou un référentiel ait un temps propre, il faut qu’il ait une masse non nulle. Donc l’installation du champ de Higgs, c’est comme le démarrage du temps de la matière. Ça pose la question du statut du temps dans les équations de la physique. Évidemment la réponse dépend de la physique que l’on choisit. La physique classique n’est pas la même chose que la physique quantique, la théorie des champs n’est pas la même chose que la théorie générale. En fait, il faut regarder dans chacune des théories quel est le statut de la variable t par rapport à celles de l’espace ou de l’énergie. La façon qu’ont les physiciens de parler du temps dépend de la théorie qu’ils prennent comme référence. Définir le temps conduit à ce que Paul Valéry appelle un « nettoyage de la situation verbale ».

Il y a beaucoup de phrases qui utilisent le mot temps en lui donnant un sens qui pourrait être porté par un autre mot. On utilise le mot temps pour dire autre chose que le temps. Si je vous dis « je n’ai pas le temps », vous comprenez parfaitement ce que je veux dire, mais le mot temps, dans cette phrase, signifie que la disponibilité qu’il me faudrait pour faire ce que vous me demandez de faire, je ne l’ai pas, précisément parce que le temps passant contraint mon emploi du temps. Donc c’est parce qu’il y a du temps que je n’ai pas le temps et le mot temps, dans cette phrase « je n’ai pas le temps », veut dire « liberté » ou « disponibilité ». « Je n’ai pas la disponibilité », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Vous signifiez par ailleurs que vous avez tout à fait le temps de faire autre chose que ce qui vous est demandé. C’est donc une façon d’asseoir sa liberté que de dire « je n’ai pas le temps ». Donc si vous faites le pari que le temps t, introduit par Newton, et repris par Einstein, est une représentation du temps qui a le plus à voir avec la réalité, alors c’est la physique qui, pour vous, a autorité pour dire le temps. Si, au contraire, vous pensez que le paramètre des physiciens est un temps amaigri, incomplet, idéalisé, qui n’est pas le vrai temps tel qu’on peut le penser, compte tenu de la vitesse de nos vies, etc., alors le discours des physiciens est un discours que vous pouvez relativiser.

 

Mais qu’est-ce qui fait que le temps passe ?

C’est ce que j’appelle la question du moteur du temps. Soit le temps dépend de la conscience, soit il est indépendant de la conscience, il a une autonomie par rapport au sujet. Si vous considérez que le temps dépend de la conscience, vous tombez sur un énorme problème. L’univers a au moins 13,7 milliards d’années, la Terre existe depuis 5 milliards d’années, l’humain depuis 2 ou 3 millions d’années : par rapport à l’âge de l’univers, ça fait un rapport de 1 à 7 000 ! Ça veut dire que l’univers a passé le plus clair de son temps sans nous. Donc si le temps a besoin d’un sujet et d’une conscience pour passer, comment le temps a-t-il pu passer avant que le sujet qui le fait passer apparaisse ? C’est ce qu’on appelle le paradoxe de l’ancestralité. On est donc obligé de considérer que le temps ne dépend pas de la conscience, c’est un paramètre disons « physique ». On retombe alors sur la question « quel est le moteur du temps ? Qu’est-ce qui fait qu’il passe ? »

Quand Newton met sa flèche sur l’axe du temps, elle signifie que le temps a un cours, et elle dit deux choses. Premièrement, vous ne pouvez pas rester présent au même instant présent, au contraire de l’espace. Dans l’espace, vous pouvez maintenir votre position à l’identique, mais dans le temps, ce n’est pas possible, vous êtes obligé de suivre le cours du temps. D’autre part, vous ne pouvez pas voyager dans le temps, c’est-à-dire que vous ne pouvez pas revenir vers un instant que vous avez déjà traversé. Ce que dit Newton, c’est que cette flèche a une origine inconnue à propos de laquelle il ne « fait pas d’hypothèse » : le temps passe sans dire d’où il vient. En résumé, si le temps dépend de la conscience, vous tombez sur le paradoxe d’ancestralité et s’il n’en dépend pas, vous tombez sur une difficulté qui est : « qu’est-ce qu’il fait qu’il passe ? » On n’a pas identifié le moteur du temps ! Des physiciens émettent l’hypothèse que le temps n’existe pas pour cette raison. Dès lors que le moteur n’est pas dans les équations, on dit qu’il n’y a pas de moteur, donc que le temps ne passe pas : c’est une illusion. Mais dire, sous prétexte que le moteur du temps n’a pas été identifié et qu’il n’y en a pas dans les équations,  que le temps n’existe pas, c’est, selon moi, aller un peu vite en besogne ! Pour dire que le temps n’existe pas, il faut savoir ce qu’il est. C’est comme quand vous dites « Dieu n’existe pas » : ça suppose que vous connaissez Dieu. Or s’il n’existe pas, c’est difficile de le connaître ! Si le temps n’existe pas, alors il faut expliquer pourquoi notre esprit a fabriqué l’idée qu’il existe. Comment le cerveau a-t-il pu produire un fantôme sans aucune contrepartie physique ? Ce n’est pas si simple.

 

Comment s’articulent les notions de temps linéaire et de temps cyclique ?

Le temps cyclique s’est imposé dans certaines religions, certaines philosophies avec l’idée que quand des événements se répètent alors le temps est cyclique. On voit certains phénomènes dans le temps qui ont certaines propriétés, et on a tendance à dire que le temps qui porte ces phénomènes a ces mêmes propriétés. Il y a des phénomènes cycliques, donc le temps est cyclique. Ça vient d’une confusion entre temps et phénomènes temporels. La physique classique lancée par Newton au XVIIe siècle crée une rupture. Si vous prenez un temps cyclique, donc un temps qui répète les instants qu’il a déjà traversés, vous ne pouvez plus asseoir le principe de causalité. Un effet produit par une cause antérieure à l’effet pourrait rétroagir dans un temps cyclique pour sa propre cause puisque le temps revient. Pour empêcher ça, Newton propose un temps linéaire, c’est-à-dire un temps qui va de l’avant, un temps qui ne repasse jamais deux fois par le même point, ce qui – au passage – permet d’asseoir l’idée de progrès. C’est une représentation du temps qui lui permet d’avoir du sens. Parce que dans un temps linéaire, vous pouvez imaginer que le futur sera différent du passé, complètement, alors que dans un temps cyclique, quoi que vous fassiez, vous retournerez à l’état initial, ce qui désamorce complètement l’idée de progrès. Le principe de causalité à la fois empêche le temps d’être cyclique, l’oblige à être linéaire et en même temps permet qu’il y ait des cycles dans ce temps linéaire. Si vous répétez la cause, l’effet induit par la cause va se répéter lui aussi. Donc il peut y avoir des phénomènes cycliques dans un temps linéaire et c’est le même principe qui les rend possibles et qui empêche le temps lui-même d’être cyclique.

Est-ce que la physique quantique modifie cette notion du temps ?

Plus que le temps, les expériences quantiques remettent en cause la séparabilité spatiale que nous imaginons entre les objets. En particulier les expériences dites EPR (Einstein-Podolsky-Rosen) [élaborée par ces 3 physiciens, le but était de réfuter l’interprétation de Copenhague] : vous avez des particules qui s’éloignent l’une de l’autre et, à mesure que la distance entre elles augmente, on a tendance à croire que les corrélations qui les lient vont s’affaiblir. Quand elles seront vraiment très éloignées, elles seront indépendantes, on pourra les séparer par la pensée en disant qu’il y a cette première particule qui est là-bas dans un coin de l’univers, cette seconde particule dans un autre coin de l’univers et tout ce qui peut arriver à l’une n’aura aucun effet sur l’autre. En 1980, l’expérience d’Aspect a montré que, dans certains cas, des particules qui ont interagi dans le passé restent corrélées d’une façon qui est indépendante de la distance qui les sépare. De sorte que vous n’avez plus le droit d’en parler comme une paire. Vous ne pouvez plus dire que l’une est partie à gauche et a des propriétés bien à elle, et que l’autre est partie de l’autre côté, à droite, et a des propriétés bien à elle. Ce type de discours devient impossible. Si vous faites une mesure sur l’une des particules, en fait vous mesurez tout le système. La mesure que vous aurez pour la particule qui est à votre gauche, disons la A, aura immédiatement un effet sur l’état de la particule B. L’intrication est une sorte de corrélation purement quantique qui ne résulte pas de la propagation d’un signal par lequel la particule dirait : « J’ai subi une mesure, je me suis mise dans tel état ; toi qui es à l’autre bout, tu vas te mettre dans l’état corrélé pour que la mesure soit consistante, je t’envoie un message pour que tu fasses cette opération. » Ce message n’est pas envoyé, c’est une corrélation qui semble jouer, plutôt que sur le temps, sur la notion même d’espace. On a l’impression, pour le dire de façon un peu résumée, que le monde est un. C’est-à-dire qu’on peut évidemment séparer les objets, mais pas penser la partie sans penser le tout, car le tout est autre chose que la somme de ses parties. C’est quelque chose d’assez difficile à comprendre. Le statut épistémologique de cette « non-séparabilité », comme on l’appelle, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas clair. Quand on essaie de la représenter par des images, des dessins, des phrases, on est vite piégé. Seule des équations peuvent le décrire. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’on a utilisé cette propriété du réel pour faire une révolution technologique. On a utilisé la non-séparabilité, ou « non-localité » comme on l’appelle aussi, pour faire de la cryptographie, de la téléportation, et peut-être un jour, un ordinateur quantique. Je trouve ça assez fascinant qu’on puisse penser des objets technologiques à partir de concepts dont le sens nous échappe en partie.

L’intrication permet de distinguer le temps de l’espace ?

La non-séparabilité ne remet pas en cause la notion d’espace. Elle remet plutôt en cause la notion de distance ou d’effets produits par la distance. Ce qu’on appelle la distance entre deux objets n’est pas une façon indirecte de mesurer leur indépendance relative. La non-séparabilité vous met dans des situations où la distance ne compte pas. Tout se passe comme si l’espace n’existait pas. Et dire « tout se passe comme si l’espace n’existait pas », ce n’est pas la même chose que de dire que « l’espace n’existe pas ».

Quantique et relativité sont-elles compatibles ?

La physique quantique et la relativité restreinte sont parfaitement compatibles. La meilleure preuve, c’est qu’elles ont été unifiées par ce qu’on appelle la « théorie quantique des champs ». Celle-ci est utilisée pour déceler les interactions entre particules élémentaires qui sont les interactions électromagnétiques et nucléaires. Il n’y a pas la gravitation dedans. Par contre la gravitation est décrite par une théorie qu’on appelle la relativité générale. C’est une théorie spécifique de la gravitation et incompatible, elle, avec la physique quantique. Ne serait-ce que parce que l’espace-temps qu’elle utilise n’est pas celui de la physique quantique. La physique quantique relativiste utilise l’espace-temps de la relativité restreinte. Cet espace-temps de Minkowski est une arène indépendante de ce qui se passe, alors que celui de la relativité générale est dynamique, malléable, souple. Il a une « courbure » et est déformé par les objets qu’il contient. Il n’a pas du tout le même statut que celui de la physique quantique. Les scientifiques qui essaient de décrire l’univers primordial ont l’obligation de trouver un formalisme qui puisse décrire à la fois la gravitation des trois autres forces. Cela suppose de modifier l’espace-temps, et cela donne la théorie des supercordes, la gravité quantique à boucles.

Que changent la gravité quantique à boucles et la théorie des cordes ?

Ces théories à l’ébauche viennent de la contradiction principielle entre la physique quantique et la relativité générale. Quand vous décrivez l’univers avant le mur de Planck, vous avez des situations physiques que nos théories ne peuvent pas décrire. Il faut trouver un cadre unifié capable de décrire à la fois la gravitation et les trois autres forces. Donc on va prendre un espace-temps qui n’aura pas quatre dimensions, mais qui en aura plus, par exemple dix. C’est la théorie des cordes. On va garder un espace-temps un peu comme celui de la relativité restreinte, indépendant de ce qui s’y passe, mais on va ajouter des dimensions supplémentaires… L’idée, c’est de trouver d’abord un moyen de décrire la gravitation de façon quantique et, si on réussit pour la gravitation, d’étendre à l’électromagnétique, à l’interaction nucléaire faible et à l’interaction nucléaire forte. Réussir une première étape qui est de quantifier la gravitation, la rendre quantique, et ainsi fabriquer un modèle généralisable. Dans la théorie de la gravité quantique à boucles, on ne décrit pas toutes les forces, on unifie simplement le formalisme quantique et le formalisme de la gravitation.

 

Quelles sont les conséquences, à notre échelle, de toutes ces descriptions quantiques du temps ?

Il n’y a pas un grand effet. Ce qui détermine notre rapport au temps, c’est notre environnement, nos actions, la perspective de la mort. Notre conception du temps est plus liée à notre rapport au temps qu’à notre connaissance du temps. Je ne pense pas que les gens aillent vraiment vers les livres de physique quand ils se posent des questions existentielles à propos du temps.

La physique quantique a contribué à l’émergence de nouvelles technologies telles que les smartphones, les GPS, et tous ces objets participent à une sensation d’accélération du temps : la quantique serait-elle motrice d’accélération ?

Le temps n’accélère pas. Disons que la communication – qui est largement portée par la physique quantique, les téléphones, etc. – crée, plus qu’une accélération du temps, une superposition de présents multiples. Vous êtes là dans votre bureau et des informations vous arrivent, qui peuvent venir de très loin et viennent percuter un courriel qui vous arrive par ailleurs. Vous êtes, en quelque sorte, cerné à l’endroit où vous êtes par des injonctions contradictoires. Cela crée un stress parce que vous avez l’impression de ne pas avoir le temps de répondre à tout. Ce stress est beaucoup moins lié à quelque chose qui a à voir avec le temps qu’à quelque chose qui a à voir avec l’espace. C’est qu’en un point d’espace se trouvent, concentrées au même moment, des arrivées d’informations qui peuvent vous mettre dans un état de grande instabilité psychique.

 

Entretien réalisé par Pascal Greboval

Le 28 novembre 2017
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