Économie & Gouvernance

L’économie bleue



L’économie bleue : pour une industrie en transition

Qu’adviendrait-il si les entreprises remplaçaient l’hyperspécialisation par plus de coopération à l’échelle locale ? Elles réduiraient leur impact environnemental et créeraient des emplois non délocalisables. Aux confins de l’écologie industrielle, du biomimétisme [1], de la relocalisation et de l’économie sociale et solidaire, les expériences de l’entrepreneur et économiste belge Gunter Pauli sont à l’origine d’un modèle prometteur : l’économie bleue.

Le verdissage de l’économie verte

« L’économie verte est un remède pire que le mal, un jeu de dupe qui retarde dangereusement l’humanité alors qu’un vrai changement de paradigme est urgent ! » déplore Gunter Pauli. Dans les années 1990, il était pourtant l’un des emblèmes de cette économie verte qu’il dénonce aujourd’hui : il présidait la société Ecover (fabriquant de liquide vaisselle et de lessive), alors vue comme pionnière en matière de responsabilité sociale et environnementale.

Mais il n’a pas supporté le décalage entre sa réputation d’entrepreneur modèle et une réalité moins reluisante : Ecover intégrait certes l’écologie à presque tous les étages de sa chaine de valeur, mais son activité dépendait de l’huile de palme, contribuant donc à la déforestation [2]. Gunter Pauli décide de vendre l’entreprise pour dénoncer l’hypocrisie d’une économie verte fournissant des produits ni vraiment écologiques ni tout à fait accessibles : des aliments bio transportés depuis les antipodes et réservés aux classes aisées, des cosmétiques éco-labellisés contenant eux aussi de l’huile de palme, des agro-carburants dévoreurs de forêts primaires, ou encore des panneaux solaires non rentables et dépendants des subventions.

Où chaque activité en complète une autre

Cette critique porte en elle les grands principes de l’économie bleue : un modèle favorisant l’accès pour tous aux produits écologiques, la réduction des nuisances environnementales, la valorisation des ressources locales (humaines et naturelles) et le développement des synergies possibles entre sociétés d’un même bassin économique. Cette coopération est d’ailleurs le pivot stratégique de l’économie bleue : « Des usines complémentaires installées les unes à côté des autres peuvent satisfaire leurs besoins mutuels, explique Gunter Pauli. Ce fonctionnement est comparable à la polyculture (élevage, maraîchage, céréaliculture…) caractéristique des méthodes bio, où chaque activité en complète une autre (déjections qui deviennent des engrais, etc.). »

Pour autant, ce modèle dépasse l’économie circulaire où, avant d’être recyclés, certains déchets parcourent des milliers de kilomètres à grands renforts d’émissions de CO2. La proposition de Gunter Pauli, plus complexe, fait la synthèse entre le biomimétisme, l’écologie industrielle et l’économie sociale et solidaire qui s’appuie sur la main d’œuvre locale et crée des emplois non délocalisables. « Adopter cette grille de lecture permet d’identifier des opportunités économiques jusqu’alors ignorées », assure-t-il. Il s’est donc fixé pour défi de localiser ou de créer une centaine de filières de ce type en dix ans. La valorisation des déchets de café en est un exemple.

L'économie bleue

Le café, un déchet en or

Chaque jour les débits de boissons jettent des monceaux de poudre de café usagée sans voir la valeur inestimable que cache ce déchet. Dans le même temps, loin de ces fonds de poubelles, des producteurs font pousser des champignons. Pour obtenir le substrat nécessaire à la myciculture, ils doivent porter à haute température des déchets biologiques qui une fois stérilisés pourront être ensemencés. Or la poudre de café, justement ébouillantée, offre un substrat idéal. Les cafetiers jettent précisément ce dont les producteurs de champignons ont besoin ! Un gaspillage considérable, en matière de traitement des déchets, de ressources (l’énergie pour chauffer le substrat) et de revenus. Pourquoi ne pas valoriser la poudre de café usagée ?

Production de shiitake

Après avoir vérifié par lui même la pertinence agricole et économique de cette filière potentielle, Gunter Pauli a mis son idée à la disposition du public, diffusant gratuitement toutes les informations nécessaires pour la dupliquer. Une expérience reproduite par des entrepreneurs du monde entier : « À Amsterdam par exemple, d’anciennes serres d’horticulture à 20 kilomètres de la ville, ont été mises à profit pour la myciculture. Dans chaque café ou restaurant, 50 à 500 kg de déchets sont récoltés. Or 200 kg suffisent à faire pousser 100 kg de délicieux shiitake, des champignons japonais raffinés vendus 1 000 euros le kg. Cette production consomme 80 % d’énergie de moins qu’une myciculture classique, et la pousse des shiitake passe de neuf à trois mois », précise Gunter Pauli.

La diffusion libre de droits de tels cas pratiques est le principe du Zeri (Zero Emission Research Initiative), une plateforme d’entreprises destinée à faire connaître l’économie bleue et ses initiatives. L’expérience de la valorisation des déchets de café montre bien l’efficacité d’une pédagogie par l’exemple : aujourd’hui cette filière a été dupliquée dans plus de 20 villes, en Espagne, en France, en Italie, en Australie et en Corée du Sud.

Rechercher les synergies et répondre aux besoins locaux

Si de telles initiatives ne se sont pas développées plus tôt, c’est que les entrepreneurs sont obsédés par la compétition induisant une atmosphère de méfiance, qu’ils soient concurrents ou non. Dans ce contexte, ils sont orientés vers l’hyperspécialisation et en oublient de rechercher les synergies possibles entre leurs filières, ignorant les vertus de la coopération et de la transversalité. La plupart se concentrent sur une compétence avec pour unique objectif de la transformer en profit.

Compartimenter sans cesse les activités, les compétences et les intérêts peut stimuler les performances spécifiques à court terme mais tue la performance globale et durable, à savoir l’intérêt général. Pour s’inspirer davantage de l’économie bleue, les chefs d’entreprises et les élus devraient d’abord analyser les besoins d’un territoire, les ressources en présence et les complémentarités. Comment le projet s’inscrit-il dans le tissu local ? Les activités des entreprises voisines peuvent-elles être complémentaires ? L’emplacement des locaux peut-il répondre à un besoin social (dans une zone subissant de forts taux de chômage par exemple) ?

En contrepartie de cet engagement territorial, les entrepreneurs sécurisent leurs approvisionnements comme leurs débouchés locaux : ils améliorent leur résilience. Cela dit, ces nouveaux réflexes nécessitent d’abord de décloisonner les imaginations. Sauriez-vous dire par exemple en quoi l’épuration des eaux usées et la fabrication du verre sont complémentaires et entrent dans un même cercle vertueux ?

Le verre recyclé aime les boues d’épuration

« Dans les commerces, les bouteilles de verre ont été remplacées par des contenants en plastique sous prétexte que l’Analyse du Cycle de Vie (ACV) [3] du plastique serait meilleure, mais c’est faux ! affirme Gunter Pauli. Le verre peut être recyclé à l’infini. Ce processus est énergivore certes, à moins de rechercher localement une énergie renouvelable et disponible en quantité », explique-t-il.

C’est à ce stade que les boues issues de l’épuration des eaux usées entrent en scène : toutes les collectivités traitent ce type de déchet. Or, il s’avère que, mélangée à des déchets organiques (aliments, feuillages, etc.), cette boue devient après fermentation une excellente source de biogaz. De ce dernier on extrait notamment du dioxyde de carbone et de l’hydrogène, deux ressources qui entrent dans la transformation des déchets de verre en un matériau de construction : le verre cellulaire, un matériau robuste, isolant, ininflammable et imperméable.

Cette mousse de verre produite par trois usines en Europe a notamment été utilisée pour la construction du musée Guggenheim à Bilbao. Dans la ville d’Ulsan en Corée du Sud, ce cercle vertueux est pratiqué de bout en bout, générant une telle valeur ajoutée que le traitement des déchets n’est plus un coût, mais une source de revenus et d’emplois.

Les secteurs menacés plus réactifs

Aujourd’hui la plupart des industriels restent indifférents au message de l’économie bleue : pour eux le coût de l’énergie et des matières premières ne justifie pas encore une telle mutation. En revanche les secteurs les plus menacés par la raréfaction des ressources et le réchauffement climatique commencent à s’inspirer de ce raisonnement. Le cas de Microsoft témoigne de cette avancée : comme les autres géants de l’informatique, il doit faire face à un besoin croissant d’énergie lié à l’alimentation électrique de ses centres de données.

L’entreprise vient donc d’annoncer qu’elle allait approvisionner son data-center de Cheyenne [4] grâce aux boues issues de la filtration des eaux usées de la ville, comme pour la filière du verre. Une économie considérable en matière d’énergie et d’émissions de gaz à effet de serre. Le surplus d’électricité approvisionnera le centre de traitement des eaux. Un exemple inspirant, à condition de mener parallèlement une politique de sobriété énergétique et d’endiguer cette surcroissance de la consommation.

L’économie bleue nous concerne tous

Les réalisations économiques à petite échelle type Amap, SEL, etc. sont les solutions les plus souvent évoquées pour changer de modèle. Or chaque jour nous avons aussi recours, bon gré mal gré, à des produits issus de l’industrie, qui financent de nombreux emplois. L’économie bleue montre que nous ne devons pas considérer l’industrie comme un univers déconnecté de notre vie quotidienne et de nos engagements.

Les entreprises qui occupent nos territoires et nous font travailler offrent aussi des leviers de changement : elles peuvent s’orienter vers une économie plus circulaire, recourir en priorité aux ressources locales. En somme, la transition écologique pratiquée dans la gestion du foyer ou du voisinage (circuits courts de commercialisation, auto-partage, éco-construction…) ne doit pas s’arrêter aux portes de l’entreprise. Consommateurs, salariés, citoyens ou entrepreneurs, l’économie bleue nous concerne et nous implique tous.

 

Texte Lionel Astruc

Photos Pascal Greboval

Pour aller plus loin : upcycle.org

 


[1] Le biomimétisme consiste à s’inspirer des stratégies élaborées par les organismes vivants et les écosystèmes, notamment dans le cadre de l’innovation industrielle.

[2] Depuis, Ecover utilise de l’huile de palme certifiée par la Table Ronde sur l’huile de palme durable.

[3] L’ACV est une méthode d’évaluation environnementale qui permet de quantifier les impacts d’un produit sur l’ensemble de son cycle de vie, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à son élimination en fin de vie.

[4] Capitale de l’État du Wyoming (États-Unis).

Le 25 novembre 2013
© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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Alizée le 07/07/2016 à 11:32

C'est très inspirant, ces entreprises qui se mettent à l'économie bleue... Pour ce qui est de la myciculture, j'avais entendu parler de ce site (https://pretapousser.fr) sur lequel sont vendus des kits pour faire pousser ses pleurotes chez soi. Apparemment ils ont longtemps recyclé du marc de café, et maintenant ils utilisent de la paille biologique. Toujours écolo mais plus efficace d'après ce que j'ai compris :)

Xavier le 24/05/2014 à 13:14

J'ai rarement vu des shitakes monter à plus de 30 euros le kilo.

ROBINEAU le 25/03/2014 à 13:47

article intéressant de Lionel Astruc sur l'économie bleue