Éducation

Du yoga pour éviter la prison



À New York et en Californie, des mineurs déclarés coupables de crimes bénéficient d’un programme unique. Le juge peut les condamner… à prendre part à des sessions de méditation. À la moindre incartade, ils sont incarcérés. Reportage.

 

« Retirez votre casquette, vos écouteurs et remontez votre pantalon », indique le panneau à l’entrée de Fortune, un centre d’aide à la réinsertion. Situé sous un entrelacs de routes aériennes et de rames de métro du Queens, ce centre a mis en place en programme novateur, Lineage. L’idée est simple : apprendre à  des mineurs déclarés coupables de crimes à gérer leur stress et maîtriser leur colère. Les juges new-yorkais envoient 1400 jeunes par an s’initier aux techniques de relaxation au lieu de les condamner à croupir derrière les barreaux. Seuls seront sélectionnés ceux dont ils pensent que cette initiative leur sera profitable. La sentence a été prononcée, les ados connaissent le nombre d’années qu’ils auraient à passer en prison s’ils ne respectaient pas toutes les composantes du programme de la seconde chance. Aussi tous sont-ils volontaires pour accepter cette option…

« Je ne sais pas ce qu’ils ont fait, déclare Jade, l’une des professeurs de yoga. Je ne me permettrais pas de demander et je ne le croirais certainement pas. C’est du passé. » A. [la loi des États-Unis n’autorise à divulguer ni le nom ni le visage des jeunes], un Latino timide, confirme : « Je m’énerve moins vite qu’avant. Une fois, dans le métro, quelqu’un m’a poussé : j’ai inspiré, expiré, puis l’énervement était passé. J’ai appris à réfléchir avant d’agir. » Une capacité qui, gagent les juges, les tiendra à l’écart du système judiciaire à l’avenir.

Lorsqu’ils arrivent dans les locaux, beaucoup ne tiennent pas en place, tapotent frénétiquement sur leur smartphone et agitent compulsivement les genoux. Si tous sont – ou du moins étaient – des caïds des quartiers les plus difficiles de New York, ils ont aussi cette allure propre aux ados. Dos voûté, regard fuyant. Après une heure de yoga, ils sont visiblement plus calmes.

Écouter, prendre conscience, proposer

Le bol chantant annonce le début de la session de méditation de pleine conscience (mindfulness). Thème du jour : le stress. « Où le ressentez-vous ? » En cercle, ils prennent la parole un à un, globalement attentifs. Les joues, le torse, le dos. Chacun y va de son témoignage. « C’est génial que vous soyez déjà conscients de ça ! » ponctue la prof, toujours encourageante. « Et que faites-vous pour aller mieux ? » Réponse unanime : « Fumer un joint. » La prof Chia-Ti s’en amuse : « Effectivement, c’est efficace, mais vous verrez qu’on peut arriver quasiment aux mêmes sensations en exerçant son souffle. » Toute la philosophie des sessions est là : écouter. Prendre conscience. Proposer. Ne jamais juger. V., 19 ans, a beaucoup appris : « Les gens nomment les choses différemment, réagissent différemment. Avant, je ne faisais pas attention à ce que les autres disaient », résume t-il.

Le programme de réinsertion soumet les jeunes à d’autres obligations : voir leur conseiller chaque jour et le juge chaque mois, ne pas boire une goutte d’alcool ni consommer de drogue (ils sont soumis à des analyses chaque semaine) ou encore ne pas sortir après 21 heures. Outre le yoga, ils suivent des cours de nutrition et d’aide à la recherche d’emploi.

Il faut à A. trois heures de transport pour se rendre à Fortune chaque jour. Parallèlement à cette astreinte, il reprend ses études – il aimerait se lancer dans les affaires. Pour les financer en partie, il travaille également en tant que serveur. « Tout ça n’est pas si terrible », relativise-t-il, lorsqu’on le questionne sur son emploi du temps chargé.

du yoga contre la prison

La position du cadavre

Avant de l’expérimenter, tous ces jeunes voyaient dans le yoga « un truc de meuf ». Un hobby certainement plus approprié aux riches des quartiers aisés qu’à eux. De fait leurs sessions n’ont pas grand-chose à voir avec les cours branchés de Manhattan : ils tiennent les poses dans leurs habits de ville – jean taille très basse ou survêt’,  sweat à capuche – et ponctuent chaque exercice d’un « Oh my God » ou « ça tire ! » Ici il n’y a pas de musique, ils ont déjà bien assez de mal à se concentrer. Le śavāsana, littéralement position du cadavre, allongé sur le sol les yeux fermés, semble la plus difficile pour eux. Beaucoup ne peuvent s’empêcher de lancer des coups d’œil furtifs alentour ou de parler, quand d’autres s’endorment.

Carla Barrett, professeur de sociologie au département Justice pénale de la NYU, étudie l’effet du programme sur ces jeunes. « Au fil des sessions, leur définition de mindful (être conscient) évolue. Initialement, ils parlent de savoir qui est derrière soi, être sur ses gardes. Puis ils élargissent à être attentif à son état émotionnel. » Si son étude n’en est qu’à ses débuts, elle a déjà pu constater les bienfaits de Lineage, qui apprend à « gérer un niveau de stress assez inimaginable : la majeure partie d’entre eux sont épuisés, ont des soucis familiaux, certains sont sans-abri, presque tous doivent composer avec des difficultés financières, des problèmes de dépendance à la drogue, de dépression à des niveaux variables. Leurs quartiers sont des endroits stressants où ils se font régulièrement fouiller par les policiers, et sont toujours susceptibles d’y croiser quelqu’un qui pense (ou qui sait) qu’ils sont membres d’un gang », poursuit t-elle. Carla Barrett note que seule une minorité des jeunes manquent au règlement ; à moins d’une exceptionnelle troisième chance, ceux-là seront envoyés en prison.

Ce jour-là, S. vient dire bonjour à la fin du cours. Il y a six mois il découvrait le yoga grâce à Lineage. Une fois, il a remplacé la prof. « J’ai aimé et les gens ont aimé aussi », explique t-il sobrement. Il sort d’un entretien d’embauche. En veste de costume, la voix grave, assurée, personne ne croirait qu’il faisait partie du programme il y a peu. Dorénavant, il suit les stages de formation des professeurs de Fortune. Il est encore en mise à l’épreuve mais d’ici quelques mois, il devrait pouvoir aider d’autres jeunes à s’en sortir.

 

Texte et photos Christelle Gerand

Extrait de la rubrique Yes They Can de Kaizen 10.

Le 18 juin 2014
© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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