Culture & Solidarités

Nancy Huston : le processus de création



Pourquoi la fiction ? Est-il fondamental de reconnaître nos différences biologiques ? A quoi ressemble le processus de création ?
Conversation avec Nancy Huston, écrivain, essayiste, musicienne canadienne et française, auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages parmi lesquels Instruments des ténèbres (Prix Goncourt des Lycéens et prix du Livre Inter 1996), Lignes de faille (prix Femina 2006 et prix France Télévision) et tout dernièrement Reflets dans un œil d’homme, essai qui fit couler beaucoup d’encre…

Cyril Dion : Vous êtes en train de finir un nouveau roman. Pouvez-vous déjà en parler ?

Nancy Huston : Il s’appelle Danse Noire. C’est un roman très sombre. Comme dans Lignes de faille, on y rencontre plusieurs générations, mais sous l’angle de l’exil, de la transmission de la culture, de la mémoire, de l’histoire, plus que de la « psychogénéalogie ». Le récit se construit autour du personnage principal, Milo, malade et hospitalisé à Montréal. Son grand amour, un producteur de cinéma, recueille ses confidences et décide d’écrire le film de sa vie. On suit ainsi le parcours de son grand-père, de sa mère et de Milo lui-même, sur trois rythmes, au fil des années. La Capoeira (passion de Milo) sert de trame à l’enchevêtrement de leurs histoires.

D’où vous vient cette soif de raconter des histoires ? Quels besoins cela nourrit-il chez vous ?

Avec ce livre, j’ai compris un peu mieux d’où me venaient les voix auxquelles je peux donner corps dans mes romans. J’ai mis beaucoup de moi dans le personnage de Milo, qui a été privé de sa mère. Et dans mon propre cas, c’est, je pense, pour suppléer à cette absence que j’ai appris à inventer des voix dans ma tête. Pouvoir saisir ces voix par l’écriture a été, pour moi, presque une question de survie.

Et pour la société ? Quelle est la fonction de ces histoires ? A quoi servent-elles ?

Selon moi, raconter des histoires est une capacité sélectionnée à travers les âges, donc une question de survie pour l’espèce humaine aussi. Nous sommes trop faibles pour nous dire que nous sommes sur cette terre sans raison particulière. Nous avons besoin de faire sens, de nous lier, de nous appuyer les uns sur les autres. Cela nous conduit à élaborer toutes sortes de fictions au sujet de notre nom, notre famille, notre métier, notre religion, la raison de notre présence sur terre… C’est l’idée que j’ai développée dans L’espèce fabulatrice : les réalités que l’on perçoit comme objectives sont souvent des constructions fictionnelles, de belles histoires qu’on se raconte.

Alors, si tout est déjà fiction, à quoi bon écrire des romans ?

Contrairement à toutes les autres fictions (l’histoire, la religion, la nation…) qui se présentent comme des vérités, la littérature a l’avantage de se présenter officiellement comme une fiction. Et, alors que les autres histoires ont pour but de maintenir une forme de cohésion sociale en nous identifiant à ceux qui nous ressemblent – même sexe, même couleur de peau, même nationalité, etc. – la littérature nous permet de nous identifier à des gens qui ne nous ressemblent pas.

La littérature nous rendrait donc plus libres en nous « déconditionnant » ?

Plus libres oui… et plus malheureux ! La lucidité s’accompagne souvent de souffrance. Il est frappant que la naissance du roman coïncide avec les grandes découvertes scientifiques de la modernité (fin XVIe – début XVIIe) : ces deux mouvements sont liés au « désenchantement du monde ». Les génies scientifiques ont parfois été effrayés par leurs propres découvertes, Darwin le premier.

En découvrant que nous sommes les fruits de l’évolution et pas la Création d’un Dieu barbu qui nous aurait modelés dans de la glaise ?

Oui, et que nous sommes des animaux. L’espèce humaine est certes très particulière, mais elle demeure mammifère et primate ! Ne pas le reconnaître est une grave erreur, à mon sens. Soutenir par exemple, comme le font les théoriciens du genre, qu’il n’y pas de différences autres que culturelles entre hommes et femmes, crée plus de problèmes qu’il n’en résout ! C’est ce que j’ai voulu exprimer dans Reflets pour un œil d’homme. A bien des égards, on s’occupe de la Nature en raisonnant comme si on n’en faisait pas partie. Et cela finit par menacer notre survie.

Vous voyez donc une correspondance entre notre déconnexion de nos corps, de nos natures d’hommes et de femmes et la situation écologique mondiale ?

Bien sûr. Ceci dit, je pense que la plupart des gens sont moins coupés de leur corps que certains intellectuels qui rejettent les données de la biologie et préfèrent penser des choses qui les arrangent, comme pouvaient le faire les théologiens d’antan…

A quoi ressemble cette pensée moderne ?

Je vous donne un exemple : je dînais l’autre soir avec mon éditeur espagnol qui me parlait d’un ouvrage en me disant qu’il traitait de la « violence de genre ». Je lui ai répondu : « Tu veux dire, de la violence contre les femmes ? » Il a opiné. C’est très caractéristique ! Parce qu’enfin, on ne frappe pas les genres, on frappe les femmes (sourire) !

Il ne voulait pas le dire de cette façon ?

Il a reconnu avoir adopté ce vocabulaire aujourd’hui très politiquement correct en Espagne, qui construit un imaginaire où tout est égal et abstrait. Or la Nature nous construit différents… Autant c’est un acquis important de reconnaître que tout n’est pas naturel, autant c’est un déni de prétendre que rien ne l’est ! Mais il semble que nous, humains, soyons le produit d’un Dieu qui nous a tous faits rigoureusement pareils, immuables. On n’évolue plus, on est un produit parfait et achevé !

Croyez-vous que nos représentations religieuses sont plus puissantes que celles apportées par la modernité, qui supposent que nous sommes nos propres Dieux, autosuffisants, affranchis de la Nature ?

Nous pensons nous être affranchis des représentations religieuses en fermant les portes de l’Eglise, mais en réalité elles imprègnent notre culture de part en part. Le dualisme corps/esprit est particulièrement tenace en France, peut-être à cause de Descartes qui a rejeté en l’Homme toute forme d’animalité.

Comment cela se traduit-il ?

Nous avons en partie occulté le fait que le désir sexuel a quelque chose à voir avec la reproduction de l’espèce (c’est bon pour les singes, mais pas pour nous), oublié que les seins ont quelque chose à voir avec l’allaitement (pour les animaux d’accord) et ainsi de suite. Tout cela participe de cet imaginaire contemporain, de cet individualisme forcené dans lequel nous n’aurions plus besoin les uns des autres, et devrions juste sentir quels sont nos désirs, nos besoins : faire des enfants quand je veux, de la manière que je veux, les acheter s’il le faut.

Comment réagissez-vous au débat actuel concernant le mariage pour tous et la PMA ?

Que les gays ou les lesbiennes veuillent se marier, je n’y vois aucun problème. Concernant l’adoption ou la PMA, la meilleure idée que j’ai lue à ce sujet vient de Serge Halimi, qui a proposé qu’il y ait pour chaque enfant trois papiers différents : un pour sa filiation biologique, un pour dire qui l’a élevé et un pour son nom. Cela ne me choque pas qu’il y ait deux papas ou deux mamans à la maison, mais il me paraît essentiel que chaque enfant comprenne qu’il vient de deux personnes de sexes différents. Ce qui pose vraiment problème c’est la gestation pour autrui. On y retrouve de vieux fantasmes : mères vierges, hommes qui créent la vie sans recourir aux femmes…

Comment regardez-vous la crise écologique que nous traversons et plus largement la crise de société ?

Je suis terrifié par la magnitude du problème, et fascinée par la propension qu’ont les gens à se dire que « ça ira mieux demain », sans véritablement se rendre compte de ce qui se passe.

Vous êtes particulièrement concernée par l’extraction du pétrole bitumineux…

Oui. Parce que c’est chez moi, en Alberta (Canada) ; ce sont les paysages de mon enfance qui seront définitivement dévastés. C’est l’un des plus grands scandales de notre temps. Je sens que je pourrais mettre ma vie en danger pour cela. Dans mes fantasmes la nuit je me vois comme le gamin sur la place Tien’anmen…

Les artistes ont-ils une responsabilité particulière face à cette crise ?

C’est très difficile de généraliser, c’est un sujet tellement complexe…

Ils ont toujours été à la pointe des profonds changements culturels en donnant du sens aux mutations qu’ils percevaient. Et par là, ont participé à créer un nouvel imaginaire. N’est-ce pas leur rôle aujourd’hui ?

Les vrais artistes ne sont pas des gens qui disent : « Il y a tel problème, je vais y apporter ma sensibilité ». Si l’on fait une œuvre d’art, c’est qu’on ne peut pas faire autrement. C’est après coup, seulement, qu’on peut dire qu’une œuvre a cristallisé non seulement quelque chose de notre personne dans ce qu’elle a de plus violemment spécifique, mais aussi un aspect de la société. Parmi mes livres, Lignes de faille a sans doute été le plus proche de cela. Je suis très heureuse que ce roman parle aux gens, tant sur le plan politique que personnel, mais c’est involontaire, pas le résultat d’une décision préalable. J’essaie de dire ce qui me déchire et, comme j’ai maintenant beaucoup de bagages, de passé, j’y arrive parfois… Mais ça ne change pas le monde ! Quand j’écris un essai, j’ai le droit de dire ce que je pense ; dans un roman je ne peux pas, cela le déformerait.

Quelles différences sentez-vous à l’intérieur de vous quand vous écrivez un roman ou un essai ?

On maîtrise le contenu d’un essai : on cherche à articuler ses idées, ses convictions, ses recherches… Quand on écrit un roman, on s’efface complètement. Comme dans un rêve : c’est vous qui le faites, mais il se déroule tout seul. Je ne suis pas de ceux qui disent que les personnages « existent », mais je dois en avoir l’illusion. Sentir que j’ai la responsabilité de les écouter, les comprendre, communiquer qui ils sont, articuler tout cela de mon mieux.

Quelle est pour vous la plus grande source d’espoir, le ressort le plus puissant de l’être humain qui pourrait nous conduire à un futur plus radieux ?

Je crois en deux choses : l’amour et l’humour. Pour autant, je n’ai pas particulièrement d’espoir. Mais si je mets mon espoir dans quelque chose, c’est en l’éducation. Il faudrait réellement repenser la manière dont nous éduquons les enfants, dont nous leur enseignons l’histoire, la sexualité, la science. L’éducation à l’écologie devrait commencer dès les premières années. Il faudrait revenir de l’idéalisation du héros, de la force, de l’éloge de la violence, de la conquête. La destruction de la Terre vient de notre fantasme de maîtrise totale, de possession. La chose la plus importante, au fond, serait que les hommes se rendent compte de leur spécificité masculine ! Que l’on se demande comment on voudrait que les garçons soient initiés à la sexualité si ce n’est pas par la pornographie, le machisme et les mauvaises blagues. Si nous décrétons qu’il n’y a pas de différence des sexes, le problème reste entier. Or il est énorme, ce problème, et énormément de choses en découlent. Regardez, autour de vous, la façon dont les hommes roulent des mécaniques dans le monde. Et qui tue…

Texte : Cyril Dion

 

A lire aux éditions Actes Sud (liste non exhaustive) :

  • Lignes de failles (2006 ; Babel n° 841)
  • L’espèce fabulatrice (2008 ; Babel n° 1009)
  • Reflets dans un œil d’homme (2012)
  • Danse Noire (parution août 2013)

Le 21 juin 2013
© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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