Tirage au sort ou élection ?
Tirage au sort ou élection ? Démocratie ou aristocratie ?
Dans un contexte de méfiance générale à l’encontre des responsables politiques (44% d’abstention au second tour des élections législatives en juin 2012), le temps est venu de débattre publiquement du mode de désignation de nos représentants : élection ou tirage au sort ? Et pour quel mandat ?
Quand on étudie la question, on s’aperçoit avec surprise que l’élection n’est pas la solution idéale qu’on nous présente et qu’elle peut même être un parfait outil de manipulation. Le choix de l’élection, il y a deux-cents ans, a été imposé… par des élus… et n’a plus jamais été débattu depuis. Le tirage au sort n’aurait-il pas été trop vite jeté aux orties alors qu’il présente des qualités inestimables pour le plus grand nombre ?
Un choix originel oublié
Les révolutionnaires américains (Madison en 1776) et français (Sieyès en 1789) ont fait un choix décisif qui s’impose encore aujourd’hui des deux côtés de l’Atlantique : ils ont renoncé explicitement à la démocratie, au profit de ce qu’ils ont appelé « le gouvernement représentatif1 ». Les citoyens ont alors été réduits au rang d’électeurs, sans avoir été consultés, sans conserver aucun pouvoir entre deux scrutins, en somme ce que dénonçaient déjà Rousseau et Marat2 à propos du parlement anglais. Ce choix de société n’a pas été débattu par l’ensemble des citoyens à l’époque, ni validé par le peuple depuis : il a été imposé par les futurs élus eux-mêmes, d’autant plus facilement que l’élection constituait un progrès par rapport au système d’hérédité de l’Ancien Régime. L’idée du tirage au sort comme mode de désignation démocratique des représentants est désormais tombée dans l’oubli, très opportunément pour certains !
Dans son ouvrage Principes du gouvernement représentatif, publié en 1995, le politologue Bernard Manin évoque l’opposition entre tirage au sort et élection à l’occasion d’une analyse globale de la démocratie représentative :
« Quels que soient par ailleurs ses mérites et ses propriétés, le tirage au sort présente en effet ce caractère incontestable qu’il ne fait pas intervenir la volonté humaine et ne peut pas passer pour une expression du consentement (…). L’élection au contraire accomplit deux choses à la fois : elle sélectionne les titulaires des charges, mais en même temps, elle légitime leur pouvoir et crée chez ceux qui désignent un sentiment d’obligation et d’engagement envers ceux qu’ils ont désignés. Il y a tout lieu de penser que c’est cette conception du fondement de la légitimité et de l’obligation politique qui a entraîné l’éclipse du tirage au sort et le triomphe de l’élection3. »
Cette idée du consentement des gouvernés comme source de légitimité des gouvernants est fondée, il n’est donc pas question ici de fustiger le suffrage universel mais bien de dénoncer les travers de l’élection, que chacun peut vérifier tous les jours4.
Aujourd’hui plus personne ne songe à l’option du tirage au sort, au point qu’elle nous paraît inepte. Pourtant, si l’on veut bien dépasser la simple réaction épidermique et considérer ce qui a été proposé autour de ce sujet depuis 2 500 ans, on est vite séduit par les solutions apportées à une foule de problèmes majeurs, et sans présenter de défauts insurmontables.
Le suffrage universel ne tient pas ses promesses
L’élection laissait espérer une certaine émancipation, mais le choix restreint à un petit cercle de candidats induit au contraire une aristocratie fermée, avec son cortège de malhonnêtetés et d’abus de pouvoir.
En effet l’élection pousse au mensonge : pour accéder au pouvoir et s’y maintenir, les candidats ne peuvent être élus puis réélus que si leur image est bonne, ce qui les pousse mécaniquement à mentir, sur le futur et sur le passé. Elle engendre aussi la corruption, les élus devant « renvoyer l’ascenseur » à ceux qui ont financé leur campagne électorale (campagne au coût inaccessible pour un candidat seul). Le regroupement en ligues soumet en outre l’action politique à des clans et surtout à leurs chefs, induisant toutes les turpitudes liées aux logiques d’appareil et à la quête du pouvoir. Il prive la plupart des individus isolés, libres et sans carcan partisan, de toute chance de participer au gouvernement de la Cité, favorisant le désintérêt politique – voire le rejet – des citoyens. Dans son fonctionnement interne le système électoral n’assure que la légitimité des élus, sans garantir la moindre justice dans la répartition des charges : une assemblée sélective ne peut pas appréhender l’intérêt général comme le ferait une assemblée tirée au sort. Paradoxalement, il étouffe les résistances contre les abus de pouvoir en réduisant notre précieuse liberté de parole à un vote épisodique, tourmenté par un bipartisme de façade qui n’offre que des choix illusoires. La consigne du « vote utile » est un bâillon politique tout à fait emblématique. Ce procédé sélectionne par définition ceux qui semblent (et se considèrent comme) supérieurs aux autres, et renonce ainsi au principe d’égalité. On désigne davantage des chefs recherchant un pouvoir (dominateurs) que des représentants qui acceptent ce pouvoir (médiateurs, à l’écoute et au service des citoyens).
Ce n’est pas un hasard si élite et élection ont la même étymologie. L’élection est aristocratique par nature, pas du tout démocratique (l’expression « élection démocratique » est d’ailleurs un oxymore). Si l’on tire un bilan de 200 ans d’expérience concrète, on constate d’ailleurs que l’élection attribue systématiquement le pouvoir aux riches, jamais aux plus pauvres (par exemple, le dernier scrutin législatif n’a encore porté aucun ouvrier à l’Assemblée Nationale). Cette élite qu’on laisse imprudemment prendre racine acquiert un sentiment de puissance qui se développe au point que les élus finissent par se permettre n’importe quoi, jusqu’à modifier eux-mêmes la constitution, à laquelle ils sont pourtant censés se soumettre.
Malgré tous ces défauts – défauts qu’on pourrait considérer, avec beaucoup de bonne volonté, comme une sorte de « prix à payer pour la compétence sélectionnée » – l’élection ne donne pas les résultats escomptés et le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne porte pas au pouvoir que des hommes compétents…
Le tirage au sort est juste et incorruptible
Il y a 2 500 ans, la démocratie originelle a été élaborée par tous les citoyens, sans théorie écrite5, pour protéger le plus grand nombre contre les abus de pouvoir. Le tirage au sort plébiscité à cette époque matérialise parfaitement le postulat démocratique de l’égalité politique, l’isiocratie ; il est même le seul à rendre effectives les protections attendues des grands principes démocratiques :
- Principe de liberté individuelle de candidature6 : tout citoyen devrait pouvoir, sans jamais y être obligé, occuper tour à tour les positions de gouvernant et de gouverné. Cette perspective libèrerait les énergies, développerait la confiance et le goût de l’engagement politique.
- Principe de rotation des charges, pour lequel le tirage au sort est une solution rationnelle et, au contraire, l’élection est contreproductive compte tenu du grand nombre de personnes à désigner7, et qui préserve en outre de la formation de castes politiciennes.
- Principe protecteur majeur : les gouvernants font plus attention aux gouvernés quand ils savent qu’ils reviendront bientôt eux-mêmes à la condition ordinaire8.
- Incorruptibilité et impartialité : le tirage au sort est la seule procédure qui permette une répartition des charges « sans l’intervention d’aucune volonté particulière9 ». Chacun peut comprendre la vertu pacificatrice de l’extériorité pour départager les factions : le hasard est désintéressé.
Le tirage au sort est donc un arbitre idéal, impartial et incorruptible, qui protège la liberté de parole et d’action de chacun. L’impossibilité de tricher dissuade les parties d’être malhonnêtes au lieu de les pousser au mensonge comme le fait l’élection, qui bénéficie toujours au meilleur menteur. On reproche au tirage au sort de risquer de porter au pouvoir un incompétent ou un escroc, or il ne désigne pas un chef mais des porte-parole, ce qui est très différent : un chef décide à notre place et nous empêche de débattre. Les porte-parole, eux, participent aux débats de fond avec tous ceux qui veulent s’y impliquer et représentent à plusieurs les idées qui en émergent, durant un mandat court et non renouvelable. Ils sont tenus de traduire fidèlement ce que choisissent les citoyens, travaillent sous leur contrôle constant, et doivent rendre des comptes en fin de mandat.
Rien n’est parfait, osons les systèmes mixtes
Bernard Manin explique bien comment les républiques italiennes, autour du XVe siècle, ont inventé des systèmes mixtes complexes, associant élections et tirages au sort pour « rendre presque impossible l’influence des brigues sur le processus d’ensemble10 » : à Florence, à Venise, les idées astucieuses ne manquaient pas. Aujourd’hui on pourrait sans dommage s’en inspirer et réinjecter un peu de tirage au sort dans nos institutions, sans renoncer à l’élection mais pour l’assainir, en prenant le meilleur de chaque procédure et en en limitant leurs inconvénients respectifs.
Les citoyens devraient pouvoir proposer librement les représentants qu’ils préfèrent, à l’occasion D’ÉLECTIONS SANS CANDIDATS. Ceci est essentiel. Ensuite, on pourrait procéder à un tirage au sort de 15 personnes parmi les 10% des citoyens volontaires les plus soutenus (ou les 10% suivants pour diminuer le biais médiatique), et la sélection se terminerait par un vote parmi ces 15. Cela renforcerait le principe du consentement préalable des citoyens et empêcherait toute corruption.
En ce qui concerne l’organisation des débats au Parlement, on pourrait prévoir une Assemblée Nationale élue, chargée d’écrire les lois mais qui, avant de les imposer, devrait convaincre une Assemblée des Citoyens de leur utilité. Cette assemblée serait établie par un tirage au sort parmi des citoyens volontaires et représenterait toutes les classes de la population. Les délégués citoyens pourraient ne siéger qu’à temps partiel, à leur convenance, pour préserver une vie extérieure, et il leur serait possible de convoquer autant d’experts qu’ils le souhaitent pour éclairer leurs réflexions. Un statut particulier les protègerait et faciliterait leur retour à la vie non-politique. Cette assemblée qui nous ressemble disposerait d’un droit de veto, d’un droit d’initiative et d’un puissant pouvoir de contrôle de toutes les institutions (sans pouvoir sanctionner elle-même), avec toujours la possibilité d’en appeler à l’arbitrage populaire par un référendum en cas de crise.
Grâce à Internet, les électeurs commencent à comprendre par eux-mêmes que le tirage au sort, sous contrôle citoyen, serait nettement moins délétère que notre système actuel ; il a fonctionné deux-cents ans à Athènes avant que les oligarques ne reprennent le pouvoir. L’enjeu d’institutions qui rendent enfin aux peuples la maîtrise politique des rouages économiques n’est rien moins que la survie de l’espèce. Sur ce sujet, on peut se référer à l’excellent livre d’Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, qui décrypte parfaitement l’articulation entre le social et l’écologique. À chacun d’entre nous de poursuivre cette réflexion : les idées appartiennent à ceux qui s’en emparent.eux qui s’en emparent.
Étienne Chouard.
http://etienne.chouard.free.fr/Europe
Notes
1 – Voir l’excellent livre Principes du gouvernement représentatif de Bernard Manin (Champs Flammarion, 1995).
2 – « Discours aux électeurs de la Grande-Bretagne » de Marat :
http://classiques.uqac.ca/classiques/marat_jean_paul/chaines_esclavage/marat_chaines_esclavage.pdf
3 – Bernard Manin, op. cit. p. 116 et s.
4 – Voir deux livres décapants proposant certains points très intéressants : Le suffrage universel contre la démocratie de Philippe Braud (PUF) et Abolir les partis politiques de Jacques Lazure (Libre Pensée).
5 – Ce sont les philosophes hostiles à la démocratie qui en ont écrit les règles, et pas le peuple démocrate qui vivait la démocratie et l’imposait aux oligarques sans pitié, loin des théories. Voir Démocratie antique et démocratie moderne de Moses I. Finley (Payot), p 43-75.
6 – Bernard Manin, op. cit. p. 44.
7 – Bernard Manin, op. cit. p. 48.
8 – Bernard Manin, op. cit. p. 44-47.
9 – Bernard Manin, op. cit. p. 104-105.
10 – Bernard Manin, op. cit. p. 74 et s., 89.